Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

L'« apocalypse » indienne

Un cycle de destructions et de renaissances
Shiva dansant
Shiva dansant

Photographie : LACMA, Domaine public

Le format de l'image est incompatible
En Inde, la religion hindoue a une manière bien à elle d’aborder le temps et sa fin. Dans un cycle éternel de mort et de renaissance, le destin du monde et celui de l’âme humaine se mêlent intimement.

L’hindouisme distingue deux types d’« apocalypses » : individuelle et universelle. La première examine comment l’âme, par le sacrifice, le karma et la libération, échappe au cycle des réincarnations. La seconde traite des cycles infinis de création, de déclin et de destruction cosmique. Ces deux dimensions s’entrelacent par la quête de l’union du Soi (atman) avec l’Absolu (brahman) et par les incarnations divines (avatara), formant un système cyclique infini de temps et d’espace.

De la période védique à l’ère du sanskrit classique

Les Védas, créés entre environ 1500 et 500 av. J.-C., sont les textes les plus anciens sur lesquels reposent les croyances et les rites hindous. Centrés sur les rites sacrificiels, ils n’évoquent pas clairement la réincarnation ou le karma, mais explorent les relations structurelles entre microcosme et macrocosme, c'est-dire entre l’individu et l’univers, et esquissent une réflexion sur l’après-mort.

Rigveda
Rigveda |

Bibliothèque nationale de France

Dans un hymne philosophique du Rigveda, la vie au-delà du corps est décrite, révélant un lien entre la vie individuelle et les immortels. Un autre hymne de création évoque la mort rituelle de l’Homme cosmique, destinée à créer l’univers, où l’essence de l’existence était comprise comme l’intégration, la dispersion et la réintégration des éléments, illustrant l’absence de disparition éternelle.

Les textes de la période védique tardive, en particulier les Upanishads, ont développé un système sur le karma et la réincarnation, où les actions déterminent le parcours de l’âme et sa libération. Les textes en sanskrit classique, notamment l’épopée du Mahabharata, rédigée entre 400 av. J.-C. et 400 ap. J.-C. et les Puranas, créés depuis l'Antiquité jusqu’au 12e siècle, ont intégré cette vision de la fin individuelle dans une perspective cyclique à l’échelle des grandes ères, établissant ainsi l’expression canonique de l’apocalypse hindoue.

L’individu renaît en ce monde sous diverses formes — insecte, mouche, poisson, oiseau, lion, sanglier, vache, tigre ou être humain —, chaque réincarnation étant déterminée par les actions et le niveau de connaissance de ses vies antérieures

Kausitaki Upanisad, 1.2

L’« apocalypse » individuelle : libération et union avec l’Absolu

L’« apocalypse » individuelle hindoue repose sur un lien de causalité entre le karma, la libération et la réincarnation.

Le karma, à la fois cause de la chute et clé de la libération de l’âme, obéit à trois principes :

  • la loi éthique (bonheur pour les bonnes actions, souffrance pour les mauvaises),
  • la responsabilité (répondre de ses actes)
  • la justice rétributive (le karma définissant le destin de l’âme).

L’âme, prisonnière du karma engendré par l’illusion ou l’ignorance, est enfermée dans le cycle des réincarnations. Les textes hindous comparent ce cycle à un désert, un abîme ou une forêt, duquel il faut s’échapper. Au sein du Mahabaratha, le texte de la « Bhagavad-gita » propose trois voies pour échapper à ce cycle : la réalisation de l’union du Soi avec l’Absolu ; l’exécution du devoir sans en attendre des fruits et la dévotion pure envers le divin. Ces chemins, complémentaires, convergent tous vers la libération ultime.

Dans la vaste étendue du grand cycle des réincarnations, cette forêt inhabitée est la jungle des réincarnations... Les sages comprennent le fonctionnement de la roue des réincarnations et brisent les liens qui les y enchaînent.  

Mahabharata, 11.6

Une fois séparée du corps, l’âme individuelle peut atteindre des lieux comme le monde des ancêtres (pitrloka), le monde des dieux (devaloka) ou le paradis (svargaloka), tous inscrits dans le cycle des réincarnations. Seul le brahmaloka (monde du brahman), considéré comme une existence transcendante, permet d’échapper à ce cycle.

Feu sacrificiel
Feu sacrificiel |

Photo : The Cleveland Museum of Art, domaine public

Cependant, même en atteignant la libération, cet état est rompu lors de la destruction cosmique ultime, et l’âme se disperse pour réintégrer le renouveau de la réincarnation.

L’« apocalypse » cosmique : destruction et renaissance

Dans la mythologie hindoue, la dissolution (pralaya), constitue le concept central désignant la destruction ultime, divisée en quatre niveaux :

  1. la dissolution quotidienne (nitya pralaya) ;
  2. la dissolution à la fin d’un jour de Brahma (naimittika pralaya) ;
  3. la dissolution à la fin de la vie de Brahma (prakrtika pralaya) ;
  4. la libération finale de l’âme hors du cycle des réincarnations (atyantika pralaya).

Naimittika pralaya et prakrtika pralaya se rapprochent le plus de l’apocalypse des traditions occidentales. Ils désignent la dissolution de l’univers entier à un certain stade de la vie de Brahma. Cependant, toutes restent des étapes d’un cycle cosmique plus vaste.

Après cela, un vent violent souffle pendant plus de cent ans, remplissant le ciel de fumée et de poussière. Des nuages multicolores apparaissent alors et déversent des pluies torrentielles pendant cent ans, accompagnées de rugissements tonitruants. L'univers se transforme en un seul océan, remplissant l'œuf cosmique.
 

Bhagavata-Purana, 12.4

Ces dissolutions, ou destructions ultimes, sont calculées selon le temps cosmique. D’après le Manusmrti, un texte de loi écrit entre le 2ᵉ siècle av. J.-C. et le 2ᵉ siècle ap. J.-C., mille cycles des quatre âges (yuga) constituent un kalpa, le jour de Brahma, soit environ 4,32 milliards d’années humaines. Une journée et une nuit de Brahma équivalent à 8,64 milliards d’années humaines, une année divine compte 360 jours, et la vie de Brahma s’étend sur 100 années divines, soit 311,04 trillions d’années humaines.

Le temps cyclique de Brahma
Le temps cyclique de Brahma |

© Bibliothèque nationale de France

Les récits mythologiques hindous se concentrent souvent sur les quatre yuga, en particulier sur la destruction prévue à la fin du kali yuga, considéré comme l’âge actuel de l’humanité. Du premier au quatrième, la Loi (dharma), la longévité et la moralité humaine subissent une dégradation progressive. Le kali yuga, décrit comme une ère de conflits, de chaos et de perte de foi, constitue un terreau fertile pour les récits « apocalyptiques ». Les catastrophes, l’arrivée d’un sauveur (incarnation divine) et de l’attente pour la reconstruction d’un nouvel ordre sont omniprésents dans les épopées et la littérature encyclopédique décrivant cette période.

À chaque dissolution, entre la grande destruction et le nouvel âge, Brahma s’endort puis recrée l’univers. Les textes sacrés décrivent fréquemment cette phase : Shiva, par sa colère, détruit tout pour préparer le nouveau cycle, Vishnu sommeille sur l’océan cosmique et Brahma naît de son nombril. Cela reflète également les principales fonctions des trois grandes divinités hindoues : destruction, préservation et création.

Bhagavat, plongé dans le sommeil de la méditation
Bhagavat, plongé dans le sommeil de la méditation |

Bibliothèque nationale de France

Les incarnations divines : sauveurs et destructeurs

Pour protéger les vertueux, détruire les méchants et établir la droiture, je me manifeste à chaque époque.

Bhagavad-gita, 4.8

L’hindouisme considère que des incarnations divines apparaissent à chaque époque où le Loi et la foi sont détruits. Les récits associés à ce concept s’articulent principalement autour des dix incarnations de Vishnu. Parmi celles-ci, la première (Matsya) et la dernière (Kalki) se rapprochent le plus des récits « apocalyptiques ».

Matsya avatara
Matsya avatara |

Bibliothèque nationale de France

Vishnu en tant que Matsya
Vishnu en tant que Matsya |

Bibliothèque nationale de France

L’incarnation de Vishnu en Matsya (le poisson) avertit le roi Satyavrata (ou Manu) d’un déluge imminent et lui ordonne de construire une arche pour sauver sept sages, des graines et des herbes médicinales. Une fois le déluge passé, Manu reconstruit le monde. Ce récit rappelle des thèmes apocalyptiques tels que la prophétie, le Déluge, la grâce divine et la reconstitution de l’ordre cosmique. Mais contrairement à celle des religions abrahamiques, cette vision hindoue de la fin des temps se situe entre la destruction d’un monde et la renaissance d’un autre, offrant une forme de salut non éternel.

L’eau était partout et recouvrait les cieux ainsi que la voûte céleste... Lorsque le monde fut ainsi inondé, seuls Manu, les sept Rishis et le poisson étaient visibles.
 

Mahabharata, 3.185

Le dernier avatar de Vishnu, Kalki, naîtra à la fin du kali yuga, dans un monde chaotique. Issu d’une famille brahmane, il détruira le mal et les forces barbares, rétablira l’ordre et préparera l’avènement d’un nouvel âge d’or.

Kalki, dernier avatar de Vishnu, accompagné de son cheval blanc
Kalki, dernier avatar de Vishnu, accompagné de son cheval blanc |

Bibliothèque nationale de France

Kalki tue les infidèles
Kalki tue les infidèles |

Bibliothèque nationale de France

La venue de Kalki, évoquant les promesses divines également présentes dans les Apocalypses occidentales, est accompagnée de motifs tels que des visions prophétiques, l’effondrement de la Loi et des phénomènes célestes. Ce mythe est interprété comme étant lié aux invasions historiques du nord-ouest du sous-continent indien, reflétant l’impact de ces incursions sur les récits mythologiques.

Un Brahmane du nom de Kalki naîtra... Il rétablira l'ordre et la paix dans ce monde peuplé de créatures et marqué par des contradictions... Il détruira toutes choses. Il sera le Destructeur de tout et inaugurera un nouveau yuga.
 

Mahabharata, 3.188

Comme Matsya, qui sauve quelques élus d’un déluge dans un acte ressemblant à un rituel sacrificiel pour inaugurer un nouvel âge, Kalki, le futur « sauveur », préparera la voie pour la destruction totale d’un âge et le début d’une nouvelle ère. Ce cycle de destruction et de renaissance, marqué par le sacrifice de l’existence matérielle, peut déjà être perçu dans l’essence des rituels védiques. De cette façon, l’âme individuelle s’attache à de nouvelles formes issues de la réagrégation des éléments matériels dispersés par le sacrifice et entre continuellement dans le cycle de réincarnation des nouvelles ères.

Provenance

Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.

Lien permanent

ark:/12148/mmmq3c6mgvdg4